Le touriste n’est pas un. Le touriste en revanche est unique. L’époque bénie du marketing de masse est bien finie : l’homo turisticus sophistique et individualise suffisamment ses comportements pour que sa complexité soit prise en compte. Mais, ce ne sont pas les big-data et leur manque de subtilité qui nous aideront à mieux le comprendre !
Le sociologue Edgar Morin a axé l’ensemble de ses travaux sur le thème de la complexité. Selon lui : « notre éducation nous apprend à séparer les réalités en petits morceaux à travers différentes disciplines. En latin, « complexus » signifie ce qui est tissé ensemble. Ce que j’appelle la « pensée complexe », explique-t-il, a pour but de relier ce qui, dans notre perception habituelle, ne l’est pas ». En une phrase tout est dit. Nous sommes tous la résultante d’une multitude de composantes d’ordre social, familial, biologique. Nous sommes donc tous différents. Notamment dans le contexte touristique qui, en tant qu’espace de liberté, permet à chacun de refouler normes et contraintes sociales pour laisser sa véritable personnalité s’exprimer.
Nous ne méritons donc pas d’être enfermés dans le cadre restrictif d’une pratique touristique dominante : le touriste gastronome, le touriste culturel, le tourisme scientifique, le croisièriste, l’amateur de musique… Nous ne méritons pas non plus d’être enfermés uniquement dans le cadre de notre origine géographique, notre origine sociale, notre profession et notre niveau de revenus. Certes, ces données sont importantes mais elles ne permettront jamais à elles-seules de définir des typologies convaincantes.
Autre point : la théorie des générations a beau être intéressante dans la mesure où elle met en évidence l’influence des événements d’actualité spécifiques à une génération : elle n’est pas non plus suffisante.
Quant à la prise en compte du statut familial : couples, célibat, veuvage, familles monoparentales… elle permet d’affiner une approche mais reste tout aussi incomplète. Le sexe et le genre du touriste sont enfin des influenceurs puissants, mais incapables d’une prise en compte individuelle détaillée. Restent les divergences comportementales observées à partir des cultures nationales : elles sont édifiantes quand elles ne sont pas caricaturales, ce qui hélas, est souvent le cas !
Les jeu des 7 familles de déterminants
Pour parvenir à définir avec plus d’exactitude la singularité du touriste, il convient plutôt de combiner l’ensemble des données précédentes avec une série d’autres données très personnelles et très nombreuses, issues des relations que chaque touriste entretient avec des composantes essentielles de son être et son environnement… Vous suivez ? Ainsi, les rapports que chacun entretient avec le temps, son corps, la culture, l’argent, le voyage et ses imaginaires, la technologie… constituent des déterminants puissants modifiant du tout au tout certains comportements touristiques. Les rapports à l’argent par exemple peuvent être raisonnables, modérés, mais ils peuvent aussi être névrotiques, compulsifs, extravagants… D’où une palette de comportements variables allant de la mesquinerie à l’excentricité. Certains en effet jettent l’argent par les fenêtres dès le premier aéroport, d’autres, malgré des revenus élevés, comptent leurs euros un à un dès qu’ils sortent de chez eux. Disposition naturelle à compter ou sensation incontrôlable de malaise liée au départ ? Allez savoir…
Les rapports à la mobilité sont également déterminants. Certains ne peuvent se déplacer sans se prendre pour des explorateurs, de grands reporters… D’autres en revanche imaginent l’ailleurs comme un espace de réinvention et reconstruction de soi ! Mais, à l’inverse, d’autres encore l’associent à des menaces et des risques. Face au départ, ils peuvent donc se paralyser !
La conception du temps qui diffère d’une civilisation à l’autre est également porteuse de différences comportementales. Elle est est cyclique en extrême Orient, linéaire en Occident… Si l’on ajoute à toutes ces variantes les revendications des uns et des autres en termes de santé physique, mentale ou en termes d’esthétique… Et surtout, les tendances à l’empathie en opposition aux tendances au repli et à la peur de l’autre, on obtiendra une palette illimitée de portraits, illustrant la subtilité de cet être étrange et insaisissable qu’est le touriste.
Les big data amplifient la caricature
Mais, pourquoi faire tant d’efforts pour croiser entre elles des centaines de données capables d’éclairer les typologies touristiques quand on a seulement des billets d’avion ou de train à vendre, un hôtel, une entrée dans un parc à thèmes ? Pourquoi faire tant d’efforts surtout quand des algorithmes ultra performants moulinent des centaines de milliers d’informations en quelques secondes et offrent la possibilité au moindre commerçant de traquer un client potentiel à l’aide d’offres supposées adaptées à ses goûts, son budget, ses aspirations !
Bien sûr ! Pourquoi ? Probablement parce que l’intelligence humaine est menacée. Parce que l’intelligence artificielle ne remplacera pas les hommes à tous les postes. Parce que la subtilité, le sens de la nuance, la finesse… sont irremplaçables quand il s’agit de faire rêver opportunément cet être complexe et fragile qu’est le touriste qui, plus que jamais, a et aura besoin que l’on prenne au sérieux sa singularité.
L’avenir du tourisme n’est pas gagné. Il n’est peut-être pas aussi linéaire qu’on le pense et, comme l’ensemble de nos sociétés, il pourrait bien rétropédaler ! Alors, soyons vigilants…
Josette Sicsic
Lire : Touriscopie numéro spécial 2017. 55 Portraits de touristes. Analyse de la complexité